LA LIGNE DE PARTAGE DES SANGS
Tu ne peux pas marcher ici car c'est toi qui as tracé au cours des siècles les sentiers que nous avons empruntés pour nous installer, et qu'il vaut mieux pour nous que tu nous traces d'autres sentiers dans l'intérieur de la poussière pour que nous y déterrions nos diamants.
Tu ne peux pas t'asseoir ici car au cours des millénaires ta peau s'est peu à peu adaptée particulièrement à ce climat et qu'il serait peu conséquent de la part d'un envahisseur de te laisser un tel avantage sans contrepartie jusqu'à ce que notre peau à force de bains de soleil et d'huiles soit enfin devenue aussi noire que la tienne.
Tu ne peux pas manger ici car tu y étais avant nous et tu risquerais de nous couper l'appétit en nous faisant imaginer une prochaine vague de conquérants plus feutrés, plus sournois que nous, qui nous parqueraient et nous excluraient, nous interdiraient nos maisonnettes à l'anglaise et le culte de nos stars pour nous imposer d'autres rites.
Tu ne peux pas pisser ici car l'idée qu'une partie du sol et de l'humidité de nos établissements passe par l'intérieur de ton corps détesté, s'y imprégnant d'horribles arômes dont il n'est pas impossible que certains des plus faibles d'entre nous les trouvent séducteurs, ce qui serait la porte ouverte à toutes sortes d'aventures et de remords, nous obligerait à de tels travaux d'assainissement et d'évacuation que la continuation de notre séjour ne serait plus d'aucun profit.
Tu ne peux pas souffrir ici car dans la bonté de notre cœur nous ne pourrions nous empêcher de te soigner, de te donner les meilleures chances de survie et à tes enfants de développement alors que dans l'état actuel des choses il est certainement préférable pour toi comme pour nous que la choquante supériorité numérique des tiens par rapport aux nôtres s'atténue rapidement et qu'il convient d'épargner notre sensibilité.
Tu ne peux pas crier ici car tu introduis dans notre langue un accent, un grain, un timbre, un phrasé, des mots mêmes qui nous font nous demander si elle est bien la seule, l'inévitable, s'il n'y aurait pas avantage à en parler aussi quelque autre, quelques autres, jusqu'à la tienne peut-être, même si tu l'as oubliée, ce qui ne nous mènerait qu'à de vains regrets pour lesquels nous n'avons point de temps.
Tu ne peux pas mourir ici car tes ancêtres y sont déjà ensevelis et que c'est bien notre tour de nous étendre et de mourir aussi après avoir préparé le terrain pour toi et nous être profondément mêlés à ta race sans nous en douter, pour laisser la place à nos héritiers.
(Art contre Apartheid
ed. Les artistes du monde contre l'apartheid, 1983)
Michel Butor
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